Monthly Archives: August 2025

Origami affectif

Je l’ai entendue murmurer derrière la porte. Pas assez fort pour les murs, mais juste ce qu’il faut pour que le battement d’un cœur maternel saisisse tout.

Elle parlait à son nounours. Celui qui représente notre complicité. 

Assise sur le bord de son lit, les genoux relevés et serrés, le front grave, le regard lumineux.

— Tu n’répètes rien, hein, toi ? C’est pour ça que j’t’adore. Parce que tu ne dis jamais rien. 

Moi j’l’aime, David. Il est gentil, à la cantine il nous fait rire tout le temps, il travaille bien à l’école, il est très beau, même s’il a les cheveux trop longs. Et j’l’aime même quand il ne fait rien. C’est grave, tu crois ? J’ai des guili, guili dans mon ventre.

Je suis restée là, en apnée. Un instant suspendu entre le sourire et les larmes. Entre la douceur de son monde et la violence du nôtre.

Quelques jours plus tôt, elle l’avait confié à une copine. 

« Je suis amoureuse de David. » Elle l’avait soufflé comme on délivre un secret au vent. Et la copine, intronisée messagère, coquine en chef, l’avait réédité à la récréation, avec la fierté naïve des enfants qui jouent à la vérité.

David avait pleuré. Gêné, dépassé. Les larmes d’un garçon de six ans qu’on pousse dans une scène dont il ne sait appréhender le texte.

Ma fille, elle, s’est sentie responsable. Foudroyée de honte. Elle voulait partir. Quitter l’école, s’effacer du monde. Elle s’est approchée de la sortie, la tête courbée vers ses pieds. L’agent de sécurité, de mes amis, l’avait interceptée pour lui demander quelques comptes. Elle avait rétorqué qu’elle s’en allait, qu’elle ne pourrait plus revenir à l’école.

Il l’a rattrapée comme on rattrape un petit oiseau.

Puis la directrice -qui par joie passait par là- est arrivée, un peu surprise, un peu fatiguée, mais en tout temps capable d’autorité tendre. 

Informée, elle a pris ma fille par la main et l’a conduite jusqu’à David. 

Il sanglotait encore.

— Pourquoi tu pleures, toi ? a-t-elle demandé fermement.

Il n’a pas su traduire son embarras. Alors elle a ajouté, comme un trait d’or sous une égratignure :

— Un jour -tu verras- tu pleureras pour qu’elle t’aime.

Et à ma fille :

— Allez, va jouer, ma puce.

Ce jour-là, quelque chose s’est déplié en moi. Une gratitude encore plus personnelle pour cette femme, déjà si méritante à mes yeux, si humaine. Cette façon de nommer la beauté d’un cœur d’enfant, au lieu de la corriger.

Et maintenant, derrière la porte, je l’écoute. Elle continue son dialogue.

— Et puis j’le dirai plus jamais à personne, tu m’entends ? C’est un sentiment pour moi toute seule. Et toi aussi, tu ne dis rien, sinon j’te donne plus de cookies.

À nouveau, je retiens un rire, puis une larme. Je pense à toutes les choses que je n’ai pas su prononcer à son âge. À tous les mots dérobés que je n’ai pas osé plier dans mes poches. Elle, elle les nomme. Elle les exprime. Elle les vit déjà avec une délicatesse presque insoutenable.

Un jour, elle oubliera cette histoire. Peut-être.

Mais moi, je m’en souviendrai toujours. Comme d’un pli minuscule dans le tissu de son enfance. Un origami affectif. Une petite forme précieuse, trop fragile pour être exposée, mais assez forte pour tenir toute une vie dans le creux du cœur.

Le lendemain soir, au coucher, elle a remis à ma garde le fond de sa jolie « âme » en construction :

 — Maman, comment on sait lorsque l’on est amoureuse ?

— C’est quelque chose d’inexplicable Chérie, ça rend timide et rêveuse et puis surtout mon amour, ça doit rendre heureuse.

— Maman ?

— Oui mon trésor !

— Je crois que je suis amoureuse.

Et le mot a rebondi dans l’obscurité comme une bulle de savon. « Amoureuse ». Cette locution qu’on ne comprend qu’en l’énonçant doucement. Pas pour les grands. Pour soi.

Elle ressent qu’un autre existe et que ça la fait exister aussi. Elle entre dans le vertige de l’attachement, dans la mise en jeu de l’image de soi. Et déjà, sans le savoir, elle renonce un peu à être le centre du monde. Elle tourne son regard dehors. Vers quelqu’un qui ne lui doit rien. 

C’est une forme de liberté, déjà.

Et si ça fait peur aux adultes, c’est peut-être parce qu’on y reconnaît quelque chose de nous. Une faille, une intensité, un vertige premier. Cet amour-là n’est pas prématuré. Il est pur. Non pas candide, mais authentique. L’amour à cinq ans n’est pas un mensonge miniature. C’est une vérité à hauteur d’enfant.

Qu’elle est vivante. Vibrante. Capable d’éprouver un amour sans rien attendre. Juste pour le frisson de se rencontrer, de vivre un peu plus fort à travers l’autre. Elle entre dans le monde par la grande porte : celle de la passion. Elle choisit, elle projette, elle ressent — et déjà, elle accepte que l’autre n’éprouve peut-être pas pareil. C’est immense, à six ans.

Elle est libre, aussi. Autorisée à poser ses yeux à l’extérieur. À délaisser le giron, à se délier un instant de l’amour parental. C’est le signe que son monde intérieur est habité et en aucun cas clos. Elle ose l’altérité.

Et puis il y a son empathie. Elle ne s’apitoie pas parce qu’il l’a rejetée. Elle pleure parce qu’il a pleuré. 

Elle voulait disparaître, non pas par orgueil blessé, mais par chagrin pour lui. Ce que d’autres mettent toute une vie à concevoir, elle le discerne déjà, sans discours.

Ce n’est pas l’Œdipe, ce n’est pas du mimétisme. C’est un origami affectif. Un de ces moments précis où l’âme d’un enfant se plie et se déplie avec soin, pour apprendre à aimer sans se froisser.

Un jour, elle oubliera peut-être cette histoire.

Mais moi, non.

Je la garderai dans mon cœur comme un petit drapé précieux. Une figure simple et sacrée. L’amour, à six ans, dans toute sa vérité. Plus absolu que ce que bien des adultes appellent ainsi. Plus digne, aussi. Parce qu’elle l’a vécu avec la gravité des grandes choses.

Et moi -j’ai cette chance infinie- je l’ai entendue.

Shiraz et Ispahan

Toute lumière a son origine dans une rupture. Que celle-ci libère le peuple d’Iran de ses chaînes, sans plus jamais enchaîner son âme.

Chaque minute d’apaisement est une minute de trop pour ceux qui saignent encore, bâillonnés derrière les murs d’un régime qui ne tient debout que par la peur, la censure, la matraque et le deuil.

Ce cessez-le-feu est un poison lent.
Il ne pacifie rien. Il suspend la douleur.
Il donne au régime le temps de se réorganiser, de réprimer en silence, de tuer sans bruit.

Les Mollahs doivent tomber. Le peuple iranien ne peut plus, ne doit plus, être laissé seul entre leurs griffes. Nous ne pouvons pas tourner la tête, allumer nos écrans, commenter l’histoire comme si elle ne brûlait pas encore.
La sédition est une obligation, il faut l’encourager, la documenter, la financer et l’infiltrer, y participer de toutes nos possibilités.
C’est notre devoir collectif envers l’humanité.

L’Histoire a ses prophètes armés. Et parfois, le fracas d’un acte juste porte plus de paix que mille prières silencieuses.

Gloire aux enfants de Shiraz et d’Ispahan, ceux dont le sang parle la langue des rois, héritiers d’une civilisation millénaire, dignes jusque dans l’oppression, courageux même dans le silence.

Bientôt libres.

Espoir d’un Levant délivré de la terreur ici et ailleurs subtilement manipulée par les mains noires des mollahs, d’un Moyen-Orient où la justice ne se cache plus, où les peuples, tous les peuples, vivent debout.

Le lion fat et la petite souris


Il est des batailles qu’on ne livre pas.

Non par lâcheté, mais par lucidité.

Car certaines murailles sont si hautes, certaines armées si bien équipées, certains coffres si pondéreux, qu’y jeter sa vérité reviendrait à glisser un post-it sous la porte d’une tour de verre.

J’ai rencontré ce mur. J’ai vu l’assurance d’un puissant, cette morgue qui croit que le pouvoir blanchit tout, que la balance de Thémis penche toujours du côté de son or. La loi -m’assure-t-on- ploie comme un réseau sous le vent de ses choix.

Alors j’ai rengainé ma colère, avalé mon amertume, et choisi d’étouffer mon combat.

Mais l’affaire ne s’arrête pas là.
Un jour, raconte-t-on, un lion, délivré d’un piège grâce à une souris qui lui avait montré la sortie, refusa de payer sa dette.

— Que vaut ton aide ? railla-t-il. J’ai mes griffes, ma force, ma crinière.
La souris ne répondit rien. Elle s’éloigna, le cœur lourd.
Plus tard, le lion fut pris dans un filet. Cette fois-ci ses pattes, sa robustesse et sa fortune ne purent rien. Et c’est la petite souris, patiemment, obstinément, généreusement, qui rongea les cordes et lui rendit la liberté.

Le plus fort croit toujours que la victoire est dans sa taille. Mais parfois, c’est la mémoire du plus petit, infime mais incorruptible, qui décide de l’issue.

Le colosse fut sauvé.

Il put recommencer à bomber le torse. Mais qu’il s’en souvienne : la grandeur qui écrase finit toujours par trébucher sur ce qu’elle croyait insignifiant.

Et l’histoire le murmure à présent : nul géant n’est si grand qu’il puisse oublier sa petitesse originelle. 

La louve de braise et le loup d’acier

On raconte qu’au cœur d’une forêt que les hommes ont oubliée, vivait une Louve aux yeux d’amazonite.
Affable, toujours. On l’apercevait souvent s’adressant aux oiseaux, sacrifiant ses vivres au bonheur des écureuils, riant avec les cerfs à gorge déployée, aux matins perlés de rosée. 
Mais jamais, ô grand jamais, la louve ne se livrait. Tout ce qu’elle donnait aux autres était choisi, mesuré, offert comme un bouquet fermé. Ainsi, nul ne pouvait lire, sous la fourrure, les vieilles plaies, les failles et les secrets.

Jusqu’à ce soir d’hiver où, parmi les sapins immobiles, apparut un Loup.
Pas un loup ordinaire. Sa silhouette avait la droiture des arbres centenaires, ses gestes la précision d’une lame qui ne tremble pas. Chaque pas qu’il posait sur la neige semblait pesé par l’honnêteté-même. 
La Louve le vit, et sut qu’il ne mentirait jamais. Lui la fuya; pourtant, à peine son âme l’avait-elle discernée entre les bosquets, qu’il sut qu’elle ne trahissait pas. Elle était incorruptible, pour toujours et sans retour.

Il rebroussa son chemin et frotta le bout de son museau contre la gorge serrée de sa bien-aimée.

C’est alors que pour la première fois, elle ouvrit son cœur.
Elle lui donna son ventre chaud les nuits de gel, ses oreilles attentives, et même le chemin secret vers la source claire qu’elle gardait pour elle seule depuis tant de temps. Il lui offrit l’abri d’une épaule solide, et cette certitude rare : dans la tempête, il resterait debout.

Mais le Loup portait en lui une rigueur qui ne pliait pas. Toujours plus haut. Toujours plus loin. Toujours plus fort.
Les fruits qu’elle rapportait n’étaient jamais tout à fait mûrs. Les rivières qu’elle découvrait, jamais assez profondes.

Un jour, alors qu’elle revenait d’une chasse lointaine, haletante et joyeuse, elle le vit laisser un Renard s’approcher… et planter ses crocs dans son flanc. Pas pour la tuer. Non. Simplement pour tester la résistance de sa peau.

Elle poussa un hurlement de chagrin, qui retentit à travers les bois. Sa dignité s’emietta comme des braises après un grand feu. Mais elle ne partit pas.
Elle resta, loyale, malgré la plaie. Parce qu’aimer, pour elle, n’était pas compter les coups reçus, mais se souvenir des promesses faites.

Le Loup, parfois, croit sentir encore l’odeur de son sang sur la neige. La Louve, elle, porte toujours une entaille sur le cœur… mais tourné vers lui.

Et les anciens de la forêt murmurent encore cette morale :

La vraie force n’est pas de quitter pour se protéger, mais de rester fidèle à ce qu’on a choisi d’aimer.
C’est là que réside la liberté de la louve aux yeux d’amazonite, en symbole de sa paix intérieure autant que de son courage de ne jamais se défiler.