Jamais, mon amour ne quittait la maison sans m’embrasser en me susurrant un « je t’aime » amoureux, pénétrant, soupirant un feu brûlant… Ce matin là ne ferait pas exception.
J’ouvrais les yeux doucement, timidement; il était assis là, de mon côté du lit, à me regarder intensément, épris, avec admiration, vénération peut-être, transi de peur… Et moi, saisie, je relevais le buste pour l’abriter contre mon coeur, qu’un instant il n’y ait plus pour lui ni chagrins, ni douleurs, qu’il n’y ait plus qu’un peu d’apaisement, le temps d’un câlin, d’un simple câlin donné à cet homme robuste, tellement épuisé…
Naturellement, le plus naturellement que j’y parvenais, je lui souhaitais une bonne journée! Au fond de moi, je savais qu’elle ne pourrait l’être, puisque demain… demain, son sort serait scellé et que quoiqu’il en serait, un nouveau bourbier nous attendait, lui, moi, nous, aussi forts même que nous serions!
Mon amour, à plusieurs reprises, avait eu cédé à la brutalité, à la cruauté de ses états, de ceux dans lesquels il était plongé à mesure des coups qu’on lui assénait volontiers, des blessures qui s’accumulaient! Mais moi… Moi, je n’avais pas pu craquer, me laisser aller, car alors il aurait fallu l’abandonner un peu et de cela, il n’en était pas question!
Ce matin-là, alors que mon adoré s’en allait travailler comme si de rien n’était, pour ne pas trop penser, ma contenance rompait sous le poids de tant d’années d’inquiétudes, de sollicitudes, d’incertitudes, de tant d’années d’émois, de tant d’amour…
Pour la première fois, même m’instruire, écrire, besogner ou m’efforcer ne me sauverait pas! Rien ne m’ôterait cette profonde prostration! Un spleen incessant s’annonçait, jusqu’à ce moment où il rentrerait et alors mon assurance effrontée rattraperait ma décadence, pour le tranquilliser seulement.
Ce matin-là, sûrement, explorerais-je enfin des vérités que je subtilisais à ma connaissance, ou au moins à mon intelligence! En agissant sur soi -comme je m’employais constamment à le faire, par souci d’éloigner les enfers- certes on modèle, on pétrit ses progrès, son développement personnel, mais combien de temps s’écoule avant que le moule ne se brise, que l’on se trouve soudain inopérant, avant que l’on se déprime?
Nous autres, êtres-humains ne sommes pas programmés pour être des « agissants sur soi », nous autres, nous ne nous sentons complets, comblés, que lorsque nous nous transformons en agissant sur le monde. Moi, pendant tout ce temps que je consacrais à nous protéger, j’hyper fonctionnais, parce que j’aspirais à changer l’univers! Mais le seul environnement qui vacillait finalement, c’était le mien…
Ce matin-là, je ressentais contre mon gré, comme une inanition de mon être, un spleen inexplicablement soudain, foudroyant!
Ce matin-là, ce mal qui me rongeait les sangs depuis si longtemps venait de se déclarer, de se manifester authentiquement, de livrer les clés de son identification, de son propre discernement : il se faisait si longtemps que mon remède guérissant, mon mécanisme de défense opérant consistait en ce moi « agissant sur moi » pour ne rien laisser transparaitre de ce que j’éprouvais, au prix de mes aspérités, de ma singularité!
Mais demain, qu’en serait-il de mes repères ancrés? Parviendrais-je à me retrouver? Qui deviendrais-je si demain l’on m’ôtait cet à bout de forces de résister? Serais-je encore capable de progresser, d’ambitionner, de désirer?
S’il était sauvé demain, le serions-nous? Qu’adviendrait-il de nous, de nos éphémères mais sincères instants de bonheur? Existerions-nous encore face à un bracelet pour seul adversaire? Je le voulais tant!
Ce matin-là, ma douleur -auparavant comme anesthésiée, opacifiée- perdait de sa blancheur, pour s’avérer tangible. Mes maux, si solitaires, compréhensibles, pourtant imperceptibles dans leur substance, avaient retiré leur cap d’invisibilité! N’étaient-ils alors plus tout à fait invincibles?
Libeller l’adémonie n’a aucun intérêt lorsqu’elle est lovée ici dans le corps, qu’elle s’est emparée de lui, a accablé le coeur! La solitude est un état difficile à accepter; cependant, moi, je l’avais adoptée cette indéfectible sensation d’être incomprise. Elle était mon habitude! Elle nous arrangeait, nous abritait, nous soustrayait des curiosités, moi et ma dignité!
Ce matin-là, je découvrais une autre manière d’appréhender mon isolement dans un nouvel élan et un nouveau conditionnement, comme la capacité à être en relation avec moi pour m’écouter moi, m’entendre moi, seulement. J’avais là -face à moi- l’occasion d’une nouvelle rencontre avec moi, mais le souhaitais-je vraiment? Et si dans cette entente avec moi, il n’était soudainement plus besoin de l’autre, de mon autre, mais seulement envie des autres? Quelle sensation délectable, non? Quel danger de me soustraire à cette dépendance de mon état à son état, à cet évitement de moi au profit de cette emprise arachnéenne des soucis installés!
Finalement, je m’accrochais fermement à cette vie dont j’alléguais ne plus vouloir, que qui aurait eu pu souhaiter avoir?! Parce que dans cette vie dont je ne désirais plus jamais essuyer les effets, il existait une chose à laquelle je tenais obstinément, absolument, une chose sans laquelle j’imaginais consciemment ou inconsciemment ne savoir exister. Cette chose qui me désarmerait si on la retirait c’était mon instinct de réparation : je réalisais que sûrement, sans en avoir l’intuition, je m’étais évertuée à sauver mon bien-aimé, lorsque, bien plus tôt, faute de moyens, j’avais échoué à porter secours à mon premier amour, mon papa adoré!
J’avais créé ou psychiquement avalisé à mon insu les conditions d’une répétition à visée thérapeutique! Mon absolu dévouement avait cherché à rafistoler ce passé qui m’avait échappé faute de maturité; tout ce temps, voilà ce qu’il avait produit : il avait rhabillé ma vertu!
C’est en ceci que mon amour et moi nous ressemblions tant! Supporter la vérité de nos propres afflictions et des regrets de nos proches parents supposaient tant de déplaisir, de mécontentement qu’il valait mieux un bon arrangement avec nos esprits que trop en soit dit!
Ce sont ces enfants que j’ai tant chéris, moi et lui, ce sont eux qui ont interagi souvent, chacun demandant à l’autre de prendre soin de celui qu’il avait été! Ce matin-là, j’entrevoyais que demain ce seraient ces deux enfants-là que je serais incapable de protéger… Mon accablement s’était nourri de cela, de cette féroce réalité, de ce violent affront qui demain me serait fait!
Mon amour n’avait pas eu le courage de rentrer avant le nuit tombée. Je l’ai accueilli en le serrant contre moi puis nous sommes allés nous coucher. Aucun de nous ne dormirait, mais chacun le feindrait!
Je regarde mon réveil, il est si tard… Dans quelques heures, mon amour sera jugé!
Coutumièrement, mon âme se maquille! Non, elle ne ment pas, elle camoufle simplement ses tourments sous un frontispice de Miss bien heureuse! Mais à cet instant, elle est si soucieuse qu’elle ne le peut! Mon souffle s’accélère à mesure que mes pensées fourmillent, mon regard s’éparpille par peur de se trouver en toi, par peur que tu te réveilles et de se reconnaitre en ton être, de se plaire encore, une dernière fois en ton coeur.
La malheureuse, un moment, s’apaise, puis peu à peu, se ronge les sangs jusqu’au malaise. Non pas qu’elle réprouve ton amour, elle le ressent, lénifiant, fascinant, mais elle éprouve ce que toi tu es, parce que justement ce qu’elle voit à cet instant c’est toi.
Oui toi, toi le soleil inversé, toi le voyageur qui te démène, le promeneur d’idées qui survole l’universalité, toi qui te fais le porte-parole de tant de vies brisées, toi qui te revendique de la lignée du danger comme d’autres le feraient d’une filiation rabbinique, alors qu’il s’agit davantage d’une infection que de gènes homéotiques.
Face à toi mon coeur et surtout à ces horreurs, à tous ces Amok en pleine décompensation névrotique, trop mesurés pour se faire mourrir mais bien assez chargés de frustrations pour te les faire subir, vais-je tenir? Demain, nous prendrons le risque de la vérité et de sa réplique en retour ou pire d’un soupir libéré, plus assourdissant qu’un rugissement!
Mon amour s’est endormi! Sans bruit, mon âme chuchote à son âme :
Chéri, sois courageux, ce n’est pas douloureux, ce n’est que ton imagination, une fausse information qui abreuve ton cerveau en quête de repos!
Dors bien mon ange, il est tard! Un cauchemar? J’entends que c’est pénible, indescriptible, je te promets, mais tu ne vas pas rester dressé, les yeux grands ouverts, appuyé contre l’oreiller, demain matin tu vas te réveiller tout vert! Attends, j’ai une idée : et si lors du prochain voyage en enfer, tu accrochais une corde à un rêve afin de t’extraire de cet engrenage? Etre prévoyant, ça peut-être salutaire!
Demain, souffre en silence! Ne vis pas leur indifférence comme une offense! A quoi cela te sert que les autres te mentent? Qui saurait porter tes tourments? Il semblerait que tu aies guéri bien vingt ans avant que quelqu’un n’ait sincèrement compati! Vingt années; elles sont passées comme une fusée! Tiens, on est en été!
Tu craignais que le monde ne continue à t’ignorer, combien davantage tu aurais dû t’armer contre le succès, cette longue étendue sur laquelle tu ne rencontres qu’envies et fourberies! Maintenant que tu as compris, qu’il va te faire bon de ne plus avaler que quelconque forme d’admiration qui encense puisse trouver un prolongement affectif et son intérêt conforme en sus! En somme, voici une leçon qui t’a rendu plus vif!
Il faut dire que tu leur en auras proposé des singeries! Combien tu as passé de couches de vernis sur ta figure? Allez, balance une couverture de vitriol sur toutes tes peintures! Si tu osais… Lâche le briquet! Tu n’avais qu’à pas aller à contre-courant de ce qui leur semblait évident! Si seulement ils savaient, si seulement ils le savaient cet homme que tu es, oseraient-ils vraiment venir te chercher?
Tu étais vraiment persuadé que tu serais en mesure de gouverner ta destinée, tant de fatalité? Arrête! Laisse aux autres l’enthousiasme de cette aberration! Nul ne peut s’ériger Maître du hasard! Que les fantasmes sont féconds quand on est con! Les veinards… C’est si doux le néant! Ton coeur si grand -lui- ne peut sursoir à la création de tant de malheurs à partir… à partir de quoi déjà? Ah oui de l’inexistant…
J’étais belle non? J’étais tellement belle en dedans! Pourquoi t’es-tu forcé -longuement- à ne pas me contempler? Que risquais-tu à rencontrer ta propre humanité? Tu tenais tant à me préserver, malgré tes maladresses, ma tendresse!
La prouesse, mon amour, l’hardiesse à présent n’est pas de mourir mais de vivre, toujours! Vivre, exister, espérer, lutter, se ramasser, se relever, se dompter, s’abandonner, progresser, danser, chanter, dépasser sa propre réalité et aimer, aimer sans méfiance, aimer à s’en oublier et à en crever.
Je te fréquente depuis si longtemps, je te ressens, je suis au fait que tu ne peux ignorer le cri de ceux que profondément tu te sais aimer. Que veux-tu, certains sont appelés à soulager ceux qui auraient succombé aux chagrins recelés que tu leur as si généreusement soustraits!
Je sais, je le sais que tu as mal. Lève ton visage, non ce n’est pas banal, pourtant ce n’est pas un mirage! C’est un petit bout de ciel, c’est mon soleil qui descend vers toi, un petit peu d’apaisement, un petit pot de miel pour ce héros insondable et remarquable, cet être singulier que tu as toujours été.
Shut, reste silencieux et tout ira bien! Dans les tréfonds de ton merveilleux profond, tout ira bien! Il n’est si longue épreuve qui ne touche à sa fin.
Le lendemain matin, mon amour s’est réveillé. Je n’avais pas fermé l’oeil de la nuit, mais peu importait! Moi je savais, je le savais cet homme qu’il était!
Alors, je lui souriais, comme si de rien n’était…
Tellement touchant, tellement bien écrit! J’adore!
Merci beaucoup Beïla!