Posséder, est-ce cruauté?


Posséder.

Le mot claque comme un verrou.

Il a la brutalité d’un geste instinctif : refermer la main, tenir, retenir et serrer… bien fort.

Il présume qu’aimer, c’est cela : prendre et absorber.

Mais posséder n’est jamais neutre.

Accaparer, c’est une forme de cruauté —enserrer entame l’autre, mais c’est avant tout soi que l’on rétrécit en silence.

Car celui qui veut régner confond l’amour avec la peur.

Il amalgame la présence avec l’emprise, le désir avec l’appropriation.

Il estime que l’autre lui appartient parce qu’il l’aime.

Alors que c’est précisément parce qu’il l’aime… qu’il ne peut le claquemurer.

La brutalité envers l’autre est simple à appréhender : vouloir réduire un être vivant à la taille de son propre besoin.

Exiger la totalité, l’exclusivité, la fusion, en oubliant que notre semblable respire aussi hors de nous.

Croire que l’amour se prouve par la fermeture — alors que l’amour ne survit que dans l’ouverture.

Mais le sadisme envers soi est plus subtil, plus tragique :

Contrôler, c’est renoncer à la grandeur que l’on porte en soi.

C’est se mutiler.

Il n’est nul besoin d’être mauvais pour être féroce ; il suffit de céder à la facilité de la mainmise, au réflexe primitif qui murmure :

« S’il/elle m’échappe, je meurs. »

La possession endort.

Elle tue l’envie.

Elle tue la surprise.

Elle tue la part de soi qui pourrait devenir immense.

La possession, oui, est une cage dont on croit garder la clé — mais où l’on se retrouve piégé à deux.

La véritable humanité commence quand il résiste à cette pente : quand il choisit le calme plutôt que l’instinct, la conscience plutôt que la crainte, la liberté plutôt que la prise.

Être humain, ce n’est pas aduler sans violence intérieure ; c’est savoir mettre à profit cette animalité.

Transformer la jalousie en vigilance.

Transmuter l’anxiété en courage.

Faire du besoin miséreux une sagesse du regard.

Distinguer l’autre non en propriété, mais en miracle renouvelé.

Disposer de… n’a jamais rendu personne heureux.

Choisir, si.

Se laisser étreindre, surtout.

Le couple idéal n’est pas celui qui se claustre, qui se barricade pour ne faire qu’un et parer la menace.

C’est celui qui reste deux, qui tremble encore, qui se dévore des yeux dans le risque, qui se rencontre dans l’espace fragile où chacun pourrait partir… et ne part pas.

L’amour n’a pas besoin d’un cadenas.

Il a besoin d’un souffle.

D’un vide minuscule où peut circuler l’humanité.

Alors la question n’est plus :

« Quand l’autre m’appartiendra-t-il ? »

La seule question valable est :

« Suis-je de force à aimer sans devenir affreux ?

Suis-je capable de le vouloir sans le capturer ? »

Celui qui répond oui devient plus grand que ses pulsions, plus vaste que sa terreur, plus Homme que son état.

Et là seulement, le monde peut trembler.

Et face à cet homme qui se débat avec son propre vertige… Il y a elle.

Elle qui ne cherche ni cadenas ni reddition, mais une paix suffisamment immense pour y poser son cœur sans craindre de le voir se fissurer.

Ce qu’elle ressent quand elle le déçoit, quand elle le peine, quand elle le contrarie, ce n’est pas un simple pincement :

c’est une déflagration intime.

Une chute libre dans un vide intérieur où elle perd ses repères.

Elle s’efforce sans relâche d’être la meilleure version d’elle-même :

elle s’adapte, elle retient, elle s’ajuste, elle filtre, elle anticipe.

Et lorsque malgré tout il reste insatisfait, la pression devient un poids qui l’écrase : un chagrin immense, une frustration qui la désosse.

Mais elle ne peut pas se tordre au point de se trahir.

Elle a ses fragilités, précieuses comme des fissures dans un cristal :

sa capacité d’aimer spontanément, son élan d’aller droit, comme un petit taureau fonçant vers la lumière.

Il voudrait la corriger — parfois.

Mais il doit surtout l’aimer avec ces aspérités, ou renoncer.

Parce que sa vérité ne se négocie pas : elle se reçoit.

Sa grand-mère lui aurait -dit-on- soufflé un secret ancien :

« Tu sauras que c’est le vrai amour, lorsque tu aimeras aussi les défauts de l’autre. »

Elle y croit encore.

Elle y croit pour lui.

Il n’est pas invisible pour elle : il est la présence la plus vive, celle qu’elle protège plus que tout.

Elle veille sur ses émotions comme sur un vase fragile, elle tempère son propre tumulte, elle freine son feu.

Car oui, elle est un ouragan qui a appris à ne rien détruire — un brasier qui se contient pour ne brûler personne.

Et pourtant, c’est à lui — à lui seul — qu’elle a montré son vrai visage.

Elle qui se protège toujours, se cache, se verrouille, s’est laissée voir entièrement, dans sa nudité la plus abrupte.

Alors oui, elle a peur.

Peur des brusques marées intérieures.

Peur d’être rejetée sans avertissement.

Peur de ce qui pourrait se casser, en elle comme en lui.

Peur — surtout — de le perdre.

Quand un mot la brusque, elle souffre ;

quand elle le froisse, elle suffoque.

Ce qu’elle veut construire l’enfièvre, mais seulement avec lui.

Elle le ramène toujours à elle, elle se ramène toujours à lui 

Impulsivement,

par loyauté,

par amour.

Pas pour posséder : pour ne pas s’égarer.

Il ne voit pas toujours combien elle s’accorde à lui, combien chacun de ses gestes est une couture délicate qui maintient le lien.

Qu’il prenne en compte cette sensibilité brute, indomptée :

si elle le désenchante, si elle le mécontente, son monde intérieur se réduit en cendres.

Car elle, elle est un feu qui s’arrose lui-même pour ne rien ravager.

Mais un feu que l’on empêche de brûler finit par s’étouffer.

Et s’il s’étouffe, ce n’est pas seulement elle qui s’éteint :

c’est tout ce qu’ils pourraient devenir ensemble.

Il y a elle, il y a lui. C’est une loi universelle. 

Posséder, alors, n’est plus que cruauté :

un feu indolemment assassin, celui qu’elle asphyxiait, insolemment retourné contre eux pour les étrangler, 

un feu qui prétend aimer mais qui finit par consumer ce qu’il voulait protéger. 

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